Par Isolda Agazzi
L’association Jaijagat Genève est en pleine préparation de la grande marche qui, en 2020, devrait amener au moins 5’000 personnes de Delhi et d’ailleurs à Genève. Pour son inspirateur, Rajagopal, la ville lémanique est la capitale mondiale de la paix et la solidarité internationale et la (dé)marche s’inscrit pleinement dans les Objectifs de développement durable de l’ONU.
A 70 ans, l’Indien Rajagopal est un habitué des grandes marches. C’est sa façon à lui de faire bouger les choses. En 1991, il crée le mouvement Ekta Parishad, qu’on peut comparer au mouvement des sans terres au Brésil, mais avec une composante auto-éducative très forte : les victimes d’oppression, les pauvres, les sans terres, apprennent à résoudre leurs problèmes par eux-mêmes, en se formant aux méthodes de réaction non violentes. Le mouvement grandit, se fédère, est présent dans une dizaine d’Etats indiens et compte trois millions de membres – paysans, Dalits, autochtones… Pour redonner la dignité à ses membres, il organise des marches inspirées par la marche du sel de Gandhi, qui a amorcé le mouvement vers l’indépendance de l’Inde. Les plus grandes ont lieu en 2007 et 2012, alors que le parti du Congrès est au pouvoir. Elles rassemblent jusqu’à 100’000 personnes et les autorités sont obligées de réagir, les ministres viennent rencontrer les marcheurs en promettant des réformes agraires qui, en partie, ont été réalisées.
Photo: femmes à la manifestation de Bhopal, Inde © Ekta Parishad
Mondialisation des problèmes
Dès 2014, lorsque le gouvernement de Narendra Modi arrive au pouvoir, une bonne partie des promesses du précédent gouvernement pour améliorer la condition paysanne ne sont pas tenues. « Chaque fois qu’Ekta Parishad organisait des actions, les autorités disaient qu’elles comprenaient, mais qu’elles ne pouvaient pas faire grand-chose à cause du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, des accords de libre-échange et d’investissement conclus avec les Etats étrangers, des contrats passés avec les multinationales et les compagnies minières…. Dès lors, les membres d’Ekta Parishad ont pris conscience de la mondialisation du problème. Ils ont décidé que la prochaine grande marche allait être mondiale et ils ont tout de suite choisi Genève comme objectif », nous explique Daniel Wermus, secrétaire du comité de Jaijagat Genève, l’association créée en mars 2018 pour préparer l’arrivée de ladite marche. « Nous n’avons pas toujours conscience à quel point Genève symbolise dans beaucoup de pays, surtout en Inde, un lieu de paix, de droits humains et de solidarité internationale. Le choix de Genève a été évident – pas New York, Bruxelles, Londres ou Paris. Ils ont eu l’idée folle d’envoyer une colonne de marcheurs sur 8’000 km, on ne sait toujours pas si ça va être possible, mais ça se prépare ! », s’exclame ce militant infatigable de la Genève internationale.
Un pas supplémentaire a été accompli en 2015, lorsque l’Onu a adopté les 17 Objectifs de développement durable (ODD). Dans la tête des organisateurs, cela a fait tilt. « J’ai dit à Rajagopal : tu devrais prendre à la lettre ces objectifs, notamment l’ODD 1 – lutte contre la pauvreté – et l’ODD 16 – questions de gouvernance : participation à la prise de décisions, dignité, justice, droits humains, lutte contre la corruption, droit d’être entendu, liberté, meilleur fonctionnement des institutions. Ce qui manque un peu, c’est les médias », regrette ce journaliste chevronné. « Depuis lors Ekta Parishad avance quatre points forts : la non-violence et paix (ils sont en train de développer un concept d’économie non violente) ; la réduction de la pauvreté ; l’inclusion sociale et l’égalité de genres ; la durabilité écologique et le changement climatique. »
Photo: manifestation pro-Tibet sur la Place des Nations, Genève, mars 2016 © Isolda Agazzi
Genève, capitale mondiale des Objectifs de développement durable
A la suite de cette prise de conscience du levier des ODD, Ekta Parishad a décidé que les gens d’en bas iraient dire à la communauté internationale qu’ils ont des solutions pour faire appliquer les objectifs sur le terrain. Car si les gens ne s’emparent pas des objectifs, ils ne seront pas appliqués.
Daniel Wermus en est convaincu : Genève est la capitale mondiale des ODD. Pas la capitale politique au sens strict, puisqu’ils ont été adoptés à New York, par l’Assemblée générale de l’Onu, et que c’est là que les pays membres présentent leurs rapports nationaux – dont la Suisse en juillet. Mais la capitale opérationnelle et interdisciplinaire, car c’est à Genève qu’il y a la plus grande concentration d’opérations sur le terrain dans tous les domaines des ODD (normes du travail, santé, normes technologiques, etc.) et toutes les agences de l’ONU concernées par les ODD. La philosophie de ces objectifs est l’interconnexion : on ne peut atteindre l’un sans atteindre les autres. Et sur toutes les questions – changement climatique, lutte contre la pauvreté, droits du travail, etc. – il peut y avoir, dans cette ville, des interactions entre les organisations internationales et les savoirs (CERN, Graduate Institute, EPFL, etc).
« C’est un ensemble qui fait qu’ici on a une intelligence collective qu’on n’a pas ailleurs, continue-t-il. Sous l’impulsion de la Suisse, deux plateformes ont été créées pour faciliter et accélérer l’adoption de pratiques dans le sens des Objectifs de développement durable : le SDG Lab, qui met en contact les gens qui ont des solutions avec les gens qui en cherchent. Et le Geneva 2030 Ecosystem, géré par l’International Institute for Sustainable Development (IISD) et qui regroupe des centaines d’acteurs. L’intérêt est que ces deux entités travaillent ensemble, l’une au sein de l’Onu et l’autre à l’extérieur, avec une liberté de critique plus grande. »
Photo: Daniel Wermus, Rajagopal et Rémy Pagani à Genève en 2017 © Benjamin Joyeux
Soutien de la Ville de Genève, du Canton et au-delà
Si Ekta Parishad bénéficie de soutiens importants au niveau international, notamment européen, ils ne suffisent de loin pas à organiser une marche mondiale si ambitieuse. Au niveau local, deux motions ont été adoptées, l’une par le Conseil municipal de la Ville de Genève et l’autre par le Grand Conseil du Canton, qui demandent que les autorités soutiennent la préparation de ce projet. Rajagopal a d’ailleurs été reçu en grande pompe par les autorités genevoises en 2017.
Ensuite il faut lever des fonds pour préparer l’arrivée des marcheurs, prévue entre le 25 septembre et le 3 octobre 2020. Un grand concert va les attendre à l’arrivée et pendant une semaine il y aura des rencontres informelles et des dialogues sur la survie de l’humanité. Au niveau mondial il va y avoir de nombreux évènements liés à la marche, organisés par le Forum social mondial, le mouvement Emmaüs et beaucoup d’autres organisations de la société civile. En Inde, il faut trouver des financements pour la formation des leaders villageois qui travaillent pour la marche et des soutiens aux marcheurs eux-mêmes.
« Il n’y aura guère plus de quelques centaines de marcheurs venant d’Inde. Mais ce sera évidemment le tronçon emblématique. Pour l’instant on table sur le chiffre de 5000 “pélerins” qui convergeront à Genève depuis Gibraltar, Bruxelles, Berlin, Stockholm, France, Balkans, etc), nous explique Daniel Wermus. Parallèlement et simultanément, des dizaines voire des centaines de milliers marcheront dans tous les continents pour les mêmes objectifs et enverront à Genève des “délégués” chargés d’y transmettre les propositions élaborées au sein de chaque marche. Il ne s’agit donc pas d’une problématique indienne exposée à Genève, mais bien d’une campagne mondiale menée par les victimes elles-mêmes des déséquilibres planétaires. Elle vise des problèmes qui nous concernent aussi nous en Europe: exclusion, violence, chômage, précarité, migrations, discriminations, nationalismes, trafics de femmes et d’enfants, etc. »
Top départ le 2 octobre 2019 à Delhi – 150e anniversaire de la naissance de Gandhi. Jai jagat, en hindi, veut dire victoire de l’humanité.
Source: Blogs Le Temps