16h30. Et si je sortais Fanty en Forêt ? Je me changeais rapidement pour avoir le temps de profiter du soleil de cette fin de journée. Dans le box, j’attrapais le filet et la longe. Ce n’était pas l’habitude. En général, on la ramenait d’abord à la longe jusqu’à l’écurie où on la bridait et la sellait. J’espérais que Fanty comprendrait tout de suite l’intention dès que je lui aurai passé le mord car depuis quelques temps, elle arc-boutait l’encolure et d’un air de défi, tirait sur la longe, signifiant clairement qu’elle désirait rester au pré. Il me fallait alors user de trésors de patience pour la ramener à l’écurie. D’autant qu’en milieu de journée, elle voudrait profiter le plus longtemps possible de l’herbe fraîche… Mais ma ruse fonctionna. La belle jument noire se laissa faire sans renâcler et, en deux temps trois mouvements, je la ramenais fièrement tandis que Prosper, l’âne, trottinait à mes côté et me poussait en frottant énergiquement sa tête contre mon flanc. Comme tous les ânes, Prosper est malin mais il est surtout très affectueux. Il manifestait donc sa joie à l’idée d’une balade même si je n’avais aucune intention de l’emmener avec nous… La dernière fois, ça avait été la galère. Avec ses petites jambes, il ne suivait pas et je devais rebrousser chemin au trop et parfois au galop, pour le retrouver enfin, tranquillement aller, de son petit pas résolu. Je l’exhortais de la voix et il accélérait l’allure. C’était quand même le stress. La peur de le perdre. Enfin du sport. C’était aussi charmant cette épopée dans la forêt.
Fanty s’était roulée dans la terre grasse, peut-être même dans la bouse. Toute crottée, elle avait l’air minable. Je pris donc un certain temps pour lui rendre son allure, la brosser, démêler sa crinière noire, laver son chanfrein, nettoyer ses yeux, ce qu’elle n’aimait pas, tenter de curer ses pieds. Toute occupée à sa toilette, j’en oubliais Prosper et quand vint le moment de l’enfermer dans le box, je constatais qu’il était impossible de bouger un âne qui a décidé du contraire. Prosper restait planté près de la sortie, bien décidé à nous accompagner. J’essayais bien de l’attendrir avec les céréales dont il raffolait, mais il n’eut même pas un regard pour la friandise. Enfin, on se mit en route.
17h30. Il fallait passer l’étape de la double clôture électrique qui délimite l’enclos des vaches avec leurs taurillons et traverser le chemin. Fanty en avait peur. Mais cette fois, pas âme qui vive, la voie était libre. Tranquillement au pas, nous avons dépassé la lisière de la forêt et l’enchantement commença. Les grands hêtres, les chênes, les érables, les fougères, les peupliers et les sapins exhalaient leur parfum et laissaient apparaître des bribes de ciel. Je ressanglais Fanty. J’aspirais l’air et redressais mon centre, ma Fanty bien serrée entre mes jambes. Elle et moi. Ensemble. Dans cette belle lumière d’automne, dans cette délicieuse odeur de terre mouillé, de feuilles et de lichens. Quel chemin prendre ? Un peu au hasard et guidée par l’inspiration du moment nous avons pris à droite, puis tout droit à travers bois, jusqu’à un beau sentier tapissé de feuilles que je ne connaissais pas. Enivrée par la nature embaumée et l’invitation que ce chemin offrait, on se mit au trop. Au loin, on entendit galoper des cavaliers. On pouvait presque les apercevoir tant ils étaient proches. Les naseaux bien ouverts, le corps tendu, Fanty piaffait et redressait l’encolure, les oreilles aux aguets elle me jetait son regard en coin. Nous étions, pour ainsi dire, sur deux lignes parallèles. Mais si nous entendions les cavaliers se parler, nous demeurions pour eux invisibles. Nous galopâmes jusqu’au bout du chemin pour voir où il débouchait, en nous gardant bien de croiser la route des autres chevaux. Mais je ne voyais plus Prosper, je rebroussais chemin. « Bon sang, Prosper ! Tu as voulu venir et maintenant tu lambines ! » lui dis-je en le découvrant pépère, aller son train de sénateur. Très vite, je me radoucissais. Il était impossible d’en vouloir à cet adorable petit cul potelé et bosselé, un vrai âne de Shrek, un pur race !
Prosper retrouvé, on a fait demi tour en prenant un troisième chemin parallèle. Cette forêt recelait tant de mystères ! Je sentais l’excitation de Fantaisy. Elle était prête à jaillir, dans sa plus belle allure, le galop. Maintenant je la connaissais un peu. Elle aimait ça. Mais je la retenais. Pas tout de suite. Il fallait attendre Prosper qui, décidément, ce dimanche, ne suivait pas ! Fanty, dans sa superbe, m’obéissait. Pas comme la fois passée quand je l’avais montée avec le Hackamor et qu’elle avait compris qu’elle n’avait plus de mords ! Ce jour là on avait bien discuté après qu’elle m’eut embarqué dans une courte mais intense galopade. A 22 ans, cette jument avait du cœur au ventre et un fantastique tempérament. Elle comprenait les mots et aussi la pensée, les sentiments. Elle voyait au delà de l’apparence, des choses invisibles à mes yeux. Elle avait d’ailleurs ses têtes, ceux qu’elle aimait et ceux qu’elle détestait. Parfois elle avait peur et il me fallait un long moment pour comprendre l’origine de son refus ou de ses écarts, ses préférences aussi car elle connaissait cette forêt mieux que moi. Je m’exerçais donc à voir avec ses yeux et il suffisait que je nous imagine galoper, d’anticiper cette sensation, pour qu’elle démarre. Jamais je n’avais fait corps avec un cheval comme avec Fanty.
Le jour déclinait. La nuit allait tomber comme un rideau sur le spectacle flamboyant de cette journée d’automne. Une nappe de brume envahissait le sous-bois. Bientôt il n’y aurait plus que l’obscurité d’une nuit sans lune. Nous étions à l’orée du bois sur un chemin herbeux qui longeait un grand champ. La silhouette fantomatique d’une ferme se découpa. Je ne voyais plus Prosper et je me mis à crier son nom espérant le voir arriver de sa démarche entêtée. A cause de la nuit et du brouillard qui refermait la forêt sur son mystère on a rebroussé chemin, à la recherche de l’âne. Mais Prosper semblait s’être évaporé dans la brume. Il était bien quelque part mais autant chercher une aiguille dans une meule de foin…
Le cœur inquiet, j’ai pris la route de l’écurie par les champs en espérant apercevoir Prosper ou bien qu’il décide de retrouver sa maison et que, guidé par un sûr instinct autant que par la gourmandise, il regagne la sécurité de son box et la collation qui l’attendaient. Hélas, l’écurie était vide. Je déssellais Fanty, lui donnait ses céréales et son foin et, sans prendre le temps de la bouchonner, je me précipitais dans la maison pour annoncer que j’avais perdu Prosper ! Je ne me sentais pas très fière et je ne fus pas plus rassurée quand j’appris que l’âne, coutumier du fait, ne retrouverait pas son chemin tout seul. Le stress me gagnait quand j’imaginais qu’il puisse errer en pleine nuit sur une petite route de campagne… Il pouvait se faire percuter par une voiture et provoquer un accident…! J’essayais de calmer mon angoisse et de tourner ma pensée vers une issue plus heureuse. Celle de voir Prosper débouler à la maison ou celle de le retrouver dans la forêt !
Seule dans l’enclos, Fanty faisait les 100 pas ! On a pris la voiture et on est parti en patrouille à travers les routes forestières. Je priais en silence, invoquant un miracle pour que l’âne apparaisse dans la lueur des phares quelque part. Je priais pour que notre intuition nous guide tout en chassant les idées noires et en me concentrant sur la sensation du soulagement que ce serait de le voir, sain et sauf. Où pouvait-il bien être ? On a refait les chemins à l’envers, puis on a pris à droite, sans raison, sur une petite route forestière que je connaissais mais que je n’avais pas empruntée ce jour là. Et c’est là qu’apparu Prosper, éclairé par les phares, exactement comme dans ma vision. On a crié de joie ! « Alors, Prosper mais qu’est-ce que tu fous là ! ».
Immobile, il se laissa passer le licol sans broncher. Je le grattais, je le flattais, je l’entourais de mes bras, toute au bonheur de l’avoir retrouvé, je babillais comme l’on fait avec un jeune enfant qui vous a fait une frayeur. Maintenant, il fallait regagner l’écurie. Une petite trotte à travers la forêt. C’était tranquille. C’était même agréable cette marche alors que les sons se faisaient plus palpables et les animaux sauvages plus présents, la chouette et d’autres nocturnes que je n’identifiais pas se répondaient en échos. C’était presque romantique de marcher avec Prosper dans la nuit. Nous étions comme deux amoureux qui se seraient disputés. Je lui parlais en le tirant par la longe et lui traînait la patte comme un amant coupable. Je me mis à penser que peut-être, il l’avait fait exprès. Peut-être n’attendait-il qu’une occasion pour se retrouver dans cette situation avec moi ? Cette idée semblait absurde. Comment un animal nourrirait-il de tels sentiments et comment serait-il capable d’appréhender un tel stratagème ? Non, mon imagination sous le choc de l’avoir perdu et sous le coup du petit miracle de l’avoir retrouvé, me jouait des tours.
Le chemin du retour pris le ton badin d’une conversation. Prosper marchait très lentement et je m’accordais à son rythme. Il avait eu peur quand il nous avait perdu de vue, nous avions disparu si vite. Parfois il m’entendait l’appeler mais ma voix semblait être partout à la fois. Il est vrai qu’avec Fanty on galopait à droite et à gauche pour le retrouver. Mais cela avait contribué à le désorienter si bien qu’il s’était retrouvé, presque à l’opposé d’où nous étions. C’est dans cet endroit improbable qu’on l’avait trouvé. « C’est la dernière fois qu’on t’emmène avec nous. La prochaine fois tu ne m’auras pas. Tu es bien trop vieux, trop petit, trop lent pour nous accompagner, c’est trop dangereux pour toi. J’avoue que c’est très romantique mais si tu voulais une balade en amoureux c’était pas la peine d’en arriver là. » Lui dis-je tandis qu’il marchait derrière moi, la tête basse.
Quelques jours après cette aventure, je fis un rêve le matin peu avant la sonnerie du réveil. Les rêves du petit matin sont supposés revêtir un caractère particulier, ce sont souvent des rêves d’une grande clarté. J’étais en train de seller Fanty et au loin on apercevait des cavaliers. (Etait-ce les mêmes que lors de notre balade ?) Fanty voulait les rejoindre mais je ne connaissais pas bien le chemin. Elle me dit que je n’avais pas à m’inquiéter et qu’elle savait très bien par où passer. Fanty ne parlait pas vraiment au sens où on l’entend habituellement mais je la comprenais parfaitement. Sa gestuelle, ses mimiques, étaient presque humaines. « Mon cœur est rouge ! » dit-elle.
Mont-sur-Lausanne
Novembre 2019