A chaque mot prononcé, le présent devient le passé. Inéluctablement, comme s’écoulent les secondes cristallisées dans le sablier, nous remplissons nos esprits de ces paroles échangées. Les phrases nous animent, questionnent, s’expriment, répondent, argumentent, décident, et de ces actions se tissent les existences qui s’entremêlent au fil des jours.
Nous nous nourrissons de paroles au quotidien: sur la route, en famille, à l’école, au travail, au café avec les amis, en rendez-vous galant ou dans le tumulte de nos activités. Du matin au soir, les paroles construisent, enseignent, conservent. Elles rappelleront hier les images d’aujourd’hui et dessinent déjà les esquisses de demain.
Ainsi naissent les histoires, avec leurs héros, leurs ennemis, leurs messages de haine et d’amour, leurs combats, leurs quêtes et leurs morales. De bouche à oreille, sur le papier ou à l’écran, les histoires tracent leur chemin. Conservées, oubliées ou déformées, relayées, atténuées ou exagérées, elles poursuivent leurs routes et répandent leur imperceptible influence au gré de ceux qui les racontent et ceux qui voudront bien les écouter.
Comme l’étincelle qui allume la flamme, ou comme la goutte d’eau qui fait germer la graine endormie, les histoires sont énergie, catalyseur et vecteurs de mouvement. Elles bâtissent des ponts et des murs, unissent, divisent et séparent les semblables, font éclater les guerres et ramènent la paix, soulagent les peines, entretiennent l’espoir et guident les rêves des Hommes.
Heureux soit celui qui prend conscience du pouvoir de ses mots, car il peut désormais influer la marche du temps et infléchir la courbe des événements.
Mais si les mots peuvent servir de nobles causes, ils peuvent aussi se perdre dans de sombres desseins, céder à la tentation narcissique ou manipulatrice de montrer d’autres visages. Dans la course effrénée à une absurde représentation de la perfection, où l’on s’affronte à coup de reconnaissance en société et dans les arcanes de son identité digitale, subsiste le risque de vouloir tricher. Pour briller, il faut avoir à tout prix la plus belle histoire, la plus exotique, la plus extraordinaire. Mais comme un coquillage, ce qui est vide est inerte, à la manière de tous ces tableaux affichés dans nos galeries numériques, recouvert du même vernis, uniformisé au nom d’une tendance universelle éphémère et d’une crainte de l’authenticité, car celle-ci pourrait déplaire.
Les histoires les plus belles ne sont-elle pas les histoires de tous les jours?
Celles qui se chargent de sens à la sueurs et aux larmes que nous avons mis à les construire, les heureuses, les difficiles, celles que nous accueillons inconditionnellement, car nous leur appartenons. Celles des moments anodins, que la magie humaine transforme soudainement en une page de nos existences, celles qui nous surprennent dans ce qu’elles ont de plus vrai, de plus humble, de plus beau.
C’est l’histoire de vous et moi qui racontez des histoires.
Certaines sont des idées, des projets et l’espoir de les voir se réaliser, d’emmener d’autres avec soi dans le sillage de ses rêves, qui à leur tour, transmettront cette contagieuse envie de construire, faire, créer. Elle seront peut-être l’inspiration qui manquait pour entreprendre.
Il y a les histoires d’ici et d’ailleurs, que certains ramènent dans leurs valises, des récits chargés de couleurs, d’odeurs et de musiques qui étanchent notre soif d’imaginaire et ouvrent des perspectives, montrent autre chose, rendent meilleurs.
Ce sont aussi des coups de blues ou des fêtes endiablées, un saut en parachute, les derniers mètres avant le sommet, un plongeon dans l’eau glacée, mais aussi une douce sieste au soleil, ou un moment à rêver derrière la fenêtre un jour de pluie. C’est des corps moites qui se cherchent dans les draps d’une nuit d’été, échangeants des étreintes, des baisers, des rires et des promesses.
Ce sont des doutes, des certitudes, des joies et des peines, qu’on partage avec ceux qu’on aime, ceux qui nous ont écouté quand les choses allaient mal, qui nous ont soutenu, ceux qui nous ont poussé quand le courage nous manquait, ceux qui ont été là, tour à tour béquille, miroir ou boussole. Ce sont des témoignages auxquels se référer, une terre solide pour y bâtir sa maison.
Et c’est aussi des histoires tristes, en hommage à un ami parti trop tôt et de l’héritage qu’il nous a laissé, ou celles qui font rire, de la dernière nouvelle qu’on se raconte le soir autour d’un repas ou d’une bouteille, pour célébrer le plaisir d’être là, ensemble.
C’est peut-être le récit d’une rencontre, qui annonce une aventure, ou celui d’un au revoir, qui finit un chapitre. Libre à chacun de choisir le sien.
Ce sont les histoires que me racontait ma grand-mère au coin du feu, et celles que je raconterai à mes enfants.
Car la vie, c’est des choses qui se passent, et des histoires qu’on raconte.