Marianne Sébastien est une femme hors du commun, une femme de tête et de cœur qui agit en suivant son instinct, sans attendre d’injonction. Depuis 30 ans, Marianne donne et reçoit beaucoup d’amour des plus pauvres parmi les pauvres, ceux dont elle dit qu’elle a tout appris : des enfants dans les rues et les ordures, qu’elle a accompagnés dans les mines de Bolivie (où elle a vécu 5 ans), dans la mort, dans la joie, dans l’amour. Grâce à l’association qu’elle a créée il y a 27 ans, Voix Libres, et qui lui a valu le Prix International des Droits humains en 2018, c’est plus de 2 millions de personnes qui ont été aidées. Les enfants du malheur sont aujourd’hui devenus des adultes autonomes, auto-entrepreneurs, graphistes, éducateurs, comptables et avocates. Ensemble ils ont créé un Observatoire de la Justice qui a su faire adopter par l’Assemblée Législative de nouvelles lois contre la violence généralisée.
Car dans les Cités de la Bonté, le sens du collectif prime tout en laissant à chacun le libre-arbitre quant à son choix de vie. A chaque homme en prison, Marianne demande sans détour : “êtes-vous des assassins ou des hommes de paix ?“. C’est ainsi que par la parole et des thérapies intensives ils sont devenus des leaders de la non-violence. Par le chant, par des groupes de parole, Marianne, cette magicienne de la vie, à la triple formation sociale, pédagogique et musicienne, voit et aide à faire voir le meilleur en chaque être humain. Une passeuse de sens, une « retrouveuse » de dignité, d’humanité. Marianne ni plus ni moins libère les âmes, celles des victimes et celles des bourreaux, pour construire un autre modèle, une autre expérimentation de la vie.
Pour comprendre ce que signifie le concept abstrait de « résilience » et lui donner de la chair, je voulais dans ce blog livrer le témoignage d’un entretien que Marianne Sébastien a généreusement – comme elle l’est spontanément de nature- accepté de faire, afin de nous aider aussi à relativiser et à dépasser les craintes de nos quotidiens et des projections de « l’après Covid 19» ; nous aider à nourrir ce loup blanc en nous ; et renforcer notre résilience individuelle et collective.
Sophie Swaton : Pour celles et ceux qui n’ont plus rien à manger, qui n’ont pas d’eau courante ni aucun toit, que signifient les mesures pour nous élémentaires du lavage des mains et du port de masque ? Comment survivent-ils ?
Marianne Sébastien : Le covid19 signifie le risque de mourir de faim pour les plus pauvres au Sud. Être confiné dans une mine, cela signifie que l’on n’a pas d’eau, pas de vivres, aucun salaire. Les gens sont livrés à eux-mêmes, désemparés, et n’ont pas le droit de passer la douane en bas de la mine. Avec nos équipes sur place en Bolivie, nous avons pu leur apporter des oranges, des bananes, du riz et du quinoa, juste pour leur donner une chance de survivre. Eux qui sont sur la voix de l’autonomie, ce n’est pas le moment d’abandonner ! Malheureusement, en ce moment même, 30’000 enfants meurent de faim chaque jour dans le monde.
SoSw : Comment aider les enfants et leurs familles à devenir autonomes et vivre au-delà du jour le jour ?
MS : Dans tous nos projets, et plus encore avec le Covid-19, ce sont les femmes qui sont garantes de l’hygiène, de la culture des plantes et des arbres. Les enfants sont devenus des leaders, ils ont été bercés depuis le début par nos équipes avec l’exigence de devoir être libres. Nous posons la liberté comme une exigence. Cela leur permet de trouver leur liberté intérieure. Et de ressentir que le premier besoin de l’être humain c’est de prendre soin non seulement de lui mais aussi des autres. On ne le dit dans aucun manuel ! Celles et ceux qui ont connu la misère veulent aider les autres. C’est ainsi qu’en Bolivie, on a aidé directement l’an passé 500’000 personnes, vers une nouvelle société pluridisciplinaire dans laquelle on prépare l’autonomie de demain : tous les gens savent planter des arbres. Avec la crise du Covid-19, on renforce aussi les campagnes de plantation d’arbres, expliquées sur le site de Voix libres. 100% des dons reçus vont aux enfants et aux projets avec deux type d’aides : immédiates (campagne de bananes par exemple) et formation à long terme. Chaque famille aidée va planter un arbre, un avocatier, un manguier, et cela lui donne de l’espoir : je suis libre, indépendant ! En plantant un arbre, une femme sait que dans 4 mois elle aura un bananier et 3 ans de nourriture.
SoSw : A quel niveau se fait l’aide, individuel, familial, communautaire ?
MS : On travaille peu en individuel mais en groupe. J’ai été formée aux techniques de d’organisation et de développement communautaires avec des stages ATD Quart Monde où j’ai compris l’importance du communautaire avec le Père Joseph Wresinski. On ne peut s’en sortir qu’en groupe avec des outils simples pour fabriquer des micro-entreprises, des briques, des jardins et devenir indépendant. On dit souvent qu’il suffit d’apprendre à un homme à pêcher pour qu’il s’en sorte, mais je ne suis pas d’accord car il apprendra à pêcher seul. Or c’est le terreau communautaire qu’il importe de créer, pour susciter la solidarité ! C’est ensemble qu’ils vont créer. La première fois que je me suis rendue dans les mines en Bolivie il y a 30 ans, j’ai vu une telle détresse que je suis restée sur place, indignée de l’enfer découvert. Et j’ai travaillé avec des femmes surtout en leur donner des micro-crédits solidaire: je me suis rendue compte qu’avec les hommes c’était plus difficile, bien que cela change avec les nouvelles générations. Qui eut cru que je puisse par le chant, le son, relier les gens et transformer des assassins en porteur de projet ? Tous ceux qui choisissent de devenir des hommes de paix passent par des thérapies en plus du chant, avec des thérapeutes expliquant les règles de non-violence et faisant des campagnes pour les bons traitements. Aujourd’hui, il y a des constellations avec les responsables de communauté, y compris dans les bidonvilles. Des enfants que nous avons formés aux règles d’or de la non-violence envers les femmes, forment maintenant à leur tour en Bolivie l’armée et la police, c’est fou !
SoSw : Comment se transmet le savoir et se crée la résilience ?
MS : Je suis allée pour la première fois en prison avec un enfant qui allait voir son père, un dénommé Tito, assis ivre sur un tas de sciure au fond de sa cellule. A travers les barreaux, je lui ai demandé s’il voulait faire autre chose de sa vie. Il a eu un microcrédit, a arrêté de boire, s’est formée à la menuiserie, a fait des boîtes en bois, et lui qui ne savait pas lire est devenu comptable et responsable de la gestion d’autres microcrédits pour donner aux autres. Ces microcrédits solidaires n’ont rien de commercial (taux zéro). Ce sont des prêts solidaires qui ont eu un succès fou et ont permis d’avoir des diplômes non stigmatisants pour les bénéficiaires de nouveaux savoirs. Les hommes ont pu aussi créer des groupes de travail pour s’exprimer, sur leur liberté politique aussi. Beaucoup ont aussi trouvé un travail et se sont réinsérés.
Quand j’ai commencé à aider les plus pauvres dans les tunnels de bidonvilles, puis dans les ordures avec les femmes et les enfants, on créait jusqu’à 8 entreprises par mois dont une de matelas fabriqués avec de vieux cartons, de la laine de mouton, et on vendait à Santa Cruz des camions entiers de matelas. On a pu produire à partir de rien ! On a aussi créé des barres énergétique de quinoa. Car les Boliviens, à force d’en avoir arrêté la culture (exode rural) n’aimaient pas le quinoa : ils mangeaient du riz cassé de Chine, ce qui est aberrant ! On a réussi à faire face à l’exode rural : les paysans sont revenus des bidonvilles où ils avait fui et cultivent aujourd’hui ensemble 500 ha de quinoa grâce à ces microcrédits solidaires. A Voix Libres on ne prête qu’aux plus pauvres, aux derniers.
SoSw : Pour les enfants, comment cela se passe-t-il dans les cités de la bonté ?
MS : Pour les enfants il y a plusieurs phases. Beaucoup ont vu leur maman assassinée par leur papa. Ils ont construits eux-même un havre de paix : la Maison du Silence, avec un toit uniquement fait de cailloux en forme de cœur. Dans cette maison, le sol est en parquet, une découverte pour eux : assis, en silence, il peuvent méditer, ou coeur de leurs instruments et chanter. Des techniques spéciales font la spécificité de Voix Libres : se libérer par le chant pour exprimer des traumatismes vécus et activer de nouveaux circuits de neurones et transformer un enfant souffrant victime en être aimant actif. Avec la crise du Covid-19 et la menace alimentaire, des enfants d’une Cité de la Bonté ont cultivé des légumes pour d’autres qui mouraient confinés dans les mines. Ils ont préparé des boutures d’arbres à planter pour survire à cette crise. Cela va donc bien au-delà des masques. Leur niveau de conscience est tel qu’ils ressentent toujours la souffrance des autres… tellement insupportable qu’ils les aident directement. Plusieurs écrivent Covid 19 sur des cerf-volants pour éloigner le virus.
SoSw : Qu’est-ce que la pleine conscience ou niveau de conscience ?
MS : La conscience est liée à la distance : jusqu’où peux-tu aimer ? Quand tu aimes ta famille, et que cela se limite à cela, cela va bien mais reste limité. Mais quand tu es conscient qu’un enfant meurt à l’autre bout du monde, alors là tu étends ta conscience. Une nuit, à Potosi (où il y a 8 millions de mort avec la colonisation), 100 gamins sont restés éveillés tandis que j’étais à l’hôpital auprès de deux enfants entre la vie et la mort, tirés des bidonvilles. Ils n’ont pas dormi. Ils ont chanté et prié pour ces deux enfants agonisants qui s’en sont sortis. C’est exactement cela la conscience : penser aux autres, cela éveille des qualités d’action sans que l’on ait à imaginer que nos propres enfants meurent pour penser aux autres. Dans nos EHPAD ou EMS, des personnes âgées sont mortes ces derniers jours car elles se sentaient simplement abandonnées. Atteindre un haut niveau de conscience signifie que l’on aime tous les êtres humains, riches et pauvres, que l’on cherche à les aider s’ils sont en danger, et surtout qu’on les guide vers l’autonomie. Avec la pleine conscience, il n’y a pas de limite à l’action.
SoSw : Comment élever notre niveau de conscience et continuer après la pandémie à soutenir les précaires, les métiers du soin, les autres enfants à l’autre bout du monde qui pourraient être les nôtres ?
MS : Heureusement, et je les en remercie, on a des centaines, des milliers de marraines et de parrains, des fondations, des associations, des collectivités, qui ont une conscience planétaire et nous aident. Chaque franc compte ! Je dirai surtout qu’il ne faut pas rester triste, mais augmenter sa vibration de joie en se rendant simplement compte que l’on a beaucoup de chance de dormir dans une maison sur un lit et en sécurité. Et pour élever notre niveau de conscience, nos meilleurs alliés sont ceux qui connaissent la misère. Quand on met la loupe sur les plus défavorisés de la société, on voit les problèmes de la société. Je suis allée au fond. J’ai vu des enfants mourir et des cimetières d’enfants. Et un jour j’en ai eu assez, je leur ai demandé de faire deux files : qui veut vivre ou mourir ?
La question que nous devons nous poser dans nos sociétés est la suivante : jusqu’où accepte-t-on de ne pas partager ? On peut toujours refuser, mais comment devenir vraiment humain et progresser intérieurement alors ? D’où l’importance du chant qui permet de libérer des espaces, d’agrandir notre cerveau et recevoir des informations qui nous ferons emprunter d’autres voix. Si je suis tellement heureuse, c’est parce que j’ai tout appris des pauvres qui peuvent transformer leur enfer de vie en village de connaissances où ils apprennent à se transmettre le meilleur. Quand on est dans la force de vie, dans l’instant, il n’y a pas de place pour le doute, le découragement, car on n’a que ce moment pour être heureux. Alors on y va !
Pour contacter Marianne Sébastien, ou avoir plus d’informations sur ce qu’elle entreprend, je renvoie à son mail : mariannesebastien@voixlibres.org. Et le site de Voix Libres